6.

Lundi 7 janvier, lendemain de l’Épiphanie, le matin

Assis sur son banc dans la cour du Grand prévôt de France, Nicolas Poulain méditait donc sur ce qu’il était advenu durant ces derniers jours quand un homme en noir à l’expression maussade vint le chercher. C’était l’intendant de l’hôtel qui lui demanda de le suivre.

À l’intérieur de l’hôtel, il n’y avait aucune décoration, sinon les armes de Richelieu sculptées au plafond de l’escalier. Ils montèrent au premier étage, puis traversèrent une antichambre meublée de coffres massifs et d’un dressoir en noyer à deux vantaux, tout vermoulu. L’intendant ouvrit une porte sans frapper et le fit pénétrer dans une salle glaciale dans laquelle trônait une imposante armoire à deux corps décorés de médaillons en relief représentant des figures de divinités antiques.

François du Plessis, seigneur de Richelieu, était assis à une grande table de travail aux pieds tournés sur laquelle étaient empilés plusieurs dossiers, ainsi que quelques encriers, des plumes, des canifs et un nécessaire à cacheter. Un maigre feu ronronnait dans une immense cheminée qui enfumait la pièce. Un unique tableau représentant le roi était accroché dans le dos du Grand prévôt.

Celui-ci leva un regard impatient vers son visiteur. Des yeux sombres, profondément enfoncés dans un visage blême et amaigri cerné par une fine barbe noir de corbeau, lui donnaient un air sinistre. Son pourpoint de velours noir et son toquet de la même couleur renforçaient cette impression.

— Monsieur Poulain, fit-il. Que me vaut le plaisir de cette visite ?

Le ton semblait poli mais le regard ne l’était pas. Pour le Grand prévôt, le mot plaisir avait certainement un sens différent de celui utilisé couramment. À la question, Poulain perdit ses moyens et fut incapable de sortir le discours qu’il avait préparé.

— C’est… un honneur, monsieur, que vous vous souveniez de moi, balbutia-t-il.

— Je n’oublie jamais rien ni personne, répliqua sèchement le prévôt sans lui proposer de s’asseoir.

Décontenancé, le lieutenant du prévôt d’Île-de-France oublia ce qu’il avait préparé et déclara brusquement sans reprendre haleine :

— Monsieur le Grand prévôt, il y a quatre jours, j’ai reçu la visite de deux anciens camarades de collège qui venaient me proposer de participer à un complot contre Sa Majesté.

Le visage de Richelieu marqua sa stupéfaction. Il s’attendait à ce que Poulain lui demande une grâce, un passe-droit, ou même une charge, et nullement qu’il lui annonce ça.

— Que dites-vous ? Quel genre de complot ? D’abord de qui s’agit-il ? gronda-t-il.

— M. Jean Bussy, sieur de Le Clerc, qui est procureur au Châtelet, et M. Michelet, qui est sergent… J’ai accepté leur proposition…

— Quoi ! rugit cette fois Richelieu en se dressant si brutalement que sa chaise se renversa.

— Je suis policier, monsieur le Grand prévôt, et je tiens ma charge du roi, expliqua Poulain d’une voix un peu plus assurée. Dès que j’ai su qu’il y avait un projet de crime contre Sa Majesté, j’ai jugé qu’il me fallait feindre pour en apprendre le plus possible afin de vous le faire savoir.

Richelieu se passa la main dans la barbe et examina son visiteur avec une attention nouvelle. Puis, il redressa sa chaise et fit quelques pas qui l’éloignèrent de la table. Le Grand prévôt était un homme particulièrement méfiant. Il connaissait suffisamment les hommes et la cour pour croire facilement qu’on pouvait dénoncer un complot, simplement par fidélité.

— Vous les avez rejoints pour les dénoncer ? Dans quel but ? Vous souhaitez une récompense ?

— Je suis français naturel, monsieur le Grand prévôt, et j’ai prêté serment de fidélité à mon roi souverain lorsque j’ai été reçu en l’état de lieutenant en la prévôté de l’Île-de-France. J’ai juré alors que s’il se brassait quelque chose contre son État, j’étais tenu, sous peine de crime de lèse-majesté, de l’en avertir, car je vis des gages et profits que me donne Sa Majesté. Voilà pourquoi j’ai pris la résolution de venir vous parler[29].

— Une telle loyauté n’est guère courante, monsieur. Êtes-vous noble ?

— Non, monsieur, mais je ne connais pas mon père et je pense qu’il l’était.

Le prévôt s’approcha de lui en hochant la tête. Peut-être que cet homme ne mentait pas, se dit-il.

— Racontez-moi tout, sans rien négliger.

Poulain commença par la visite que lui avaient faite Bussy Le Clerc et Michelet, puis il relata l’entretien qu’il avait eu chez le procureur, en présence de Mayneville.

— Mayneville ! Cet homme est le maître Jacques du duc de Guise et l’âme damnée du duc de Mayenne ! Que s’est-il passé ensuite ?

— J’ai accepté d’être des leurs, monsieur, comme je vous l’ai dit, et je me suis rendu avec eux le lendemain, chez M. de La Chapelle.

— La Chapelle fait donc partie du complot ?

— Oui, monsieur, il y avait là une vingtaine de personnes venant du Châtelet et du corps de ville. Les quarteniers les auraient rejoints et enrôleraient des fidèles à leur cause. Leur association serait déjà importante. Ils auraient embrigadé quantité de bourgeois, d’hommes de robes, de commissaires et de sergents, de clercs et de religieux aussi, pour constituer une union bourgeoise qui s’allierait à la nouvelle ligue qu’aurait constituée M. de Guise avec ses frères et ses cousins.

— Une union… une ligue ! s’exclama le prévôt.

— Oui, monsieur, j’ai même dû prêter serment de fidélité à cette confrérie, qu’ils nomment la sainte union. Mais quand j’ai été reçu en l’état de lieutenant en la prévôté de l’Île-de-France, mon serment à Sa Majesté prévoyait expressément que tout autre serment que je ferais mettant en cause ma fidélité au roi serait sans valeur. Je ne suis donc pas parjure en les dénonçant, d’autant que cette union est criminelle de lèse-majesté et qu’y entrer était le seul moyen de prévenir le roi.

— Vous raisonnez fort justement, monsieur, approuva Richelieu avec un sourire sans joie. Que savez-vous d’autre ?

— Certains de ceux que j’ai vus chez M. de La Chapelle constituent le conseil de leur ligue. Ils se nomment le conseil des Six. M. Hotman en serait le président et M. de La Chapelle ainsi que le père Boucher en sont membres.

— Le conseil des Six ? Je m’en souviendrai quand je les ferai pendre. Mais qu’espèrent-ils, sans arme et sans armée ?

— Je suis chargé d’acheter des armes pour eux, monsieur.

— Vous !

Richelieu resta un moment sans voix. Sans rien ignorer de l’agitation qui grondait contre le roi, il ne se serait jamais douté qu’une telle entreprise ait pu débuter sans qu’il en soit averti. Mais il est vrai que si les commissaires du Châtelet en faisaient partie…

— Je vais mettre fin à tout cela, gronda-t-il. Qui d’autre avez-vous vu là-bas ?

— M. Isoard Cappel, que l’on m’a présenté comme leur trésorier. Le commissaire Louchart, que je connais, et deux curés : le père Boucher – le recteur de la Sorbonne – et le père Prévost, le curé de Saint-Séverin, tous deux membres de leur conseil. Il y avait bien sûr M. de Mayneville et MM. Michelet et Le Clerc. Je n’avais jamais vu les autres participants.

— Vous semblez bien connaître ce Le Clerc…

— J’étais au collège, puis à la Sorbonne, avec lui, monsieur. Il a quitté la France après la Saint-Barthélemy pour avoir un peu trop massacré. Il a été maître d’armes à Bruxelles et on le dit fort adroit escrimeur. Il aurait été le professeur de M. de Bussy d’Amboise[30]. C’est un homme habile et audacieux. Fort zélé catholique aussi. Avec la dot de sa femme il a acheté une charge de procureur. Il n’a pas très bonne réputation au Palais à cause de sa rapacité et de son goût des pécunes.

— Je vais faire saisir tout ce joli monde, menaça le prévôt dans un rictus empreint d’une joie mauvaise, et les faire ensuite accrocher à Montfaucon.

— Je ne crois pas que ce serait une bonne idée, monsieur.

Richelieu le foudroya du regard.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il, les yeux fulminant de colère tant il détestait qu’on le contrarie.

— Je ne vous ai pas tout dit, monsieur… Je connais aussi leur plan pour déposer le roi.

— Déposer le roi ! balbutia Richelieu.

Son corps entier se raidit devant cette affirmation sacrilège.

— Il s’agit d’une méchante et damnable entreprise, monsieur. Le Clerc s’emparera de M. Testu, puis se fera remettre la Bastille. En même temps, les conjurés couperont la gorge à M. le premier président et aux principaux officiers de la Couronne avant de prendre par surprise le Palais, l’Arsenal et le Temple. M. Louchart remplacera M. Séguier à la lieutenance civile de police et l’armée des bourgeois assiégera le Louvre pour se saisir du roi et le déposséder de sa couronne.

» Ils ont prévu de mettre Paris au pillage, car leur dessein est aussi la picorée. Ensuite, ils donneront le trône à ceux de Lorraine. Tant de sang répandu m’a ôté tout repos, monsieur, et j’ai longuement réfléchi. Arrêter les meneurs maintenant ne servirait à rien, d’autres prendraient leur place. Il faut les surprendre quand ils tenteront leur coup de force afin de les écraser définitivement.

Surmontant sa contrariété, Richelieu resta silencieux. Cet homme avait raison. Mettre fin au complot maintenant serait inutile, les Guise recommenceraient dans quelques mois et il n’aurait plus personne pour le prévenir. Avoir un espion dans leur camp allait être un avantage considérable.

— Vous accepteriez d’être mon agent à l’intérieur de leur ligue ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— Vous risquez gros…

— Je le sais, monsieur, mais si avec la grâce de Dieu je peux empêcher un si grand carnage je ferais une bonne œuvre. Les richesses que me promettent ces rebelles ne me profiteraient en rien si je devais être damné en enfer, expliqua-t-il avec sincérité.

Richelieu hocha la tête et lui sourit franchement pour la première fois. Il lui tendit même la main.

— Vous êtes un homme brave, monsieur Poulain, et surtout un homme loyal. Je saurai m’en souvenir, ainsi que Sa Majesté que j’informerai aujourd’hui. Tout ceci restera bien sûr secret. Je serai votre seul interlocuteur. Où habitez-vous ?

— Rue Saint-Martin. La maison de l’épicier au Drageoir Bleu.

— Je vous ferai parvenir mes instructions si cela s’avère nécessaire. Connaissez-vous une personne de confiance, si vous êtes absent ?

— Mon épouse, Marguerite.

— Si j’ai à vous écrire, mon porteur montrera une plaque à mes armes. Faites-les connaître à votre femme et détruisez ma lettre après l’avoir lue. Vous-même, vous pouvez m’écrire, sans donner votre nom, dans une lettre cachetée à l’attention de mon valet de chambre, M. Pasquier. Il me la transmettra immédiatement si vous portez dessus une double croix dans le cachet de cire. Maintenant, dites-moi, qu’allez-vous faire pour ces achats d’armes ?

— Je ferai traîner le plus possible, monsieur, j’en achèterai peu à chaque fois, et quand je saurai où elles sont entreposées, vous pourrez aisément les faire saisir. Pour l’instant, je dois les porter à l’hôtel de Guise, mais je suppose qu’elles seront transportées ailleurs pour être distribuées aux conjurés.

— Astucieux, opina le prévôt.

— Mais je ne sais comment m’y prendre, car les armuriers de la rue de la Heaumerie voudront une lettre de mon prévôt. Peut-être devrais-je plutôt acheter ces armes à Saint-Germain, où ce sera plus aisé.

— Ne perdez pas ce temps ! décida Richelieu. Vous devez gagner la confiance de ces comploteurs rapidement. Je verrai le prévôt Hardy[31] et lui demanderai une lettre pour l’achat de quelques cuirasses et épées. Je vous la ferai porter.

— Merci, monsieur le Grand prévôt.

Richelieu le raccompagna à la porte, l’ouvrit et appela un valet.

— À vous revoir, monsieur Poulain.

Lundi 7 janvier, le soir et les jours suivants

Une fois garrotté, Olivier Hauteville ne s’était plus débattu. Ne comprenant rien de ce qui lui arrivait, il avait été attaché derrière le cheval d’un des archers et tiré jusqu’au Grand-Châtelet sous les quolibets des badauds, persuadés qu’il voyaient passer un criminel.

Au Châtelet, les formalités d’écrou furent rapides. Louchart et son prisonnier passèrent par le guichet d’accès réservé aux prisonniers situé en face de la grande cour. Un guichetier ouvrit la grille et les quatre hommes traversèrent la salle de garde, puis la courette intérieure qui la prolongeait. Olivier grelottait, il avait oublié son manteau en partant et ses chaussures étaient trempées d’avoir tant marché dans la neige. Ils pénétrèrent dans une salle sans fenêtre, éclairée seulement par des chandelles placées dans des niches murales et un flambeau de graisse qui dégageait une épaisse fumée. Il y avait là quelques gardes qui jouaient aux dés, ainsi qu’un sergent à verge qui sommeillait sur un banc, appuyé contre un mur. Olivier n’y était jamais venu. Louchart se dirigea vers une des portes ferrées et frappa avec la poignée de sa dague tout en donnant son nom. La porte grinça lugubrement en s’ouvrant et un garde poussa Olivier à l’intérieur. C’était une pièce obscure dont les murs suintaient de crasse et de salpêtre. Sur l’un d’eux étaient accrochés de gros trousseaux de clefs. Il y avait une table vermoulue sur laquelle se trouvait un livre épais à la couverture souillée.

C’était le bureau des écrous. L’homme aux traits creusés et à la barbe blanche et clairsemée qui leur avait ouvert eut un regard joyeux.

— Monsieur Louchart, vous m’amenez un nouveau pensionnaire ? fit-il en se frottant les mains tout en considérant Olivier avec intérêt.

Olivier savait que le greffier touchait des épices des prisonniers et qu’un homme de la bourgeoisie comme il l’était allait lui rapporter force pécunes.

Les deux archers étaient restés dehors.

— Oui, ce garçon a tué son père. Donnez-moi le registre d’écrou.

Le greffier ouvrit un grand livre sur sa table. Louchart y inscrivit le nom de Hauteville, la raison de son enfermement, puis il nota une abréviation signifiant qu’il ne devait pas avoir de visite.

— Mettez-le au dernier niveau pour la nuit, ça le fera réfléchir, décida-t-il. Mais pas à la fin d’Aise ou à la Chausse d’Hypocras[32] tout de même, plutôt dans la grande cave, avec des fers ou un carcan. Un de ces jours, je viendrai l’interroger avec un procureur.

Il sortit sans saluer alors qu’un porte-clefs entrait.

— Basile, emmenez celui-ci en bas, ordonna le greffier. Dans la grande salle, avec un carcan.

Le porte-clefs, un bonhomme bedonnant, sentant fort et à la barbe hirsute, s’avança jusqu’au mur et s’empara d’un trousseau, puis il se tourna vers Olivier qu’il fouilla soigneusement. Ayant trouvé une bourse et un couteau, il les posa sur la table en faisant un clin d’œil au greffier.

— Ce sera le prix de votre pension, expliqua ce dernier à Olivier en glissant les objets dans un tiroir.

Ils sortirent et se dirigèrent vers une autre porte cloutée de fer avec un guichet grillagé. Le geôlier ayant murmuré quelques mots, un verrou grinça et un guichetier, à la barbe couverte de poux roux, apparut dans l’ouverture de la porte. Il tenait une lanterne à chandelle de suif qui fumait plus qu’elle n’éclairait.

Le porte-clefs bouscula Olivier pour le faire entrer et ils s’engagèrent dans un couloir en pente. Olivier tremblait convulsivement tant l’endroit était effrayant. La peur et la souffrance imprégnaient les murs crasseux et moisis. De rares soupiraux obscurcis par la crasse laissaient filtrer un peu de lumière, puis ils descendirent des escaliers. Ensuite, la seule lumière fut celle des torchères de résine ou de suif qui dégageaient une épaisse fumée noire. Au bout d’un moment, le geôlier ouvrit une grille et poussa Olivier dans un nouveau corridor, puis un autre escalier. Des gémissements se faisaient entendre malgré l’épaisseur des murs. Ils empruntèrent une galerie voûtée recouverte de sable dont on ne distinguait pas le bout. Finalement Olivier vit un banc où se tenait un guichetier au visage blanchâtre.

— Celui-là est pour la grande salle, lui dit le geôlier. Mets-lui un carcan ou des fers.

L’autre prit sa lanterne, saisit un énorme anneau contenant deux ou trois douzaines de clefs, et se leva pour se rendre à une porte cloutée qu’il ouvrit en tirant deux gros verrous. Un horrible remugle de pourriture et d’excréments les saisit. Tenu par un bras, tant il chancelait de peur, Olivier descendit un nouvel escalier. En bas, le porte-clefs tira un autre verrou rongé de rouille et ils pénétrèrent dans l’enfer.

À peine étaient-ils entrés que toutes sortes de supplications, râles, imprécations ou injures jaillirent. L’un des gardiens bouscula violemment Olivier, pétrifié par la terreur. Ils se trouvaient dans une longue cave dont il ne voyait pas l’extrémité. La lanterne éclaira des corps étendus ou assis, enchaînés au mur par le cou ou avec un carcan aux pieds. À peu près une toise séparait chaque prisonnier. Ceux qui avaient fers et carcan ne pouvaient bouger. L’odeur d’excrément était pestilentielle.

Olivier ne pouvait maîtriser ses tremblements. Le geôlier aux clefs s’arrêta devant un carcan vide et lui ordonna de s’asseoir. Il se soumit. Sans ménagement, le gardien lui plaça les deux pieds dans les creux de la planche inférieure, puis abaissa la seconde planche qui s’articulait sur l’autre par une grossière charnière. Il la fixa par un gros cadenas rouillé.

— Je lui mets la chaîne ? demanda-il au premier gardien en désignant l’anneau de fer attaché au mur.

Olivier devina qu’il mourrait rapidement si on l’attachait ainsi. Il jeta un regard affolé à son voisin enchaîné par le cou et les pieds et qui paraissait inconscient. Déjà mort peut-être.

— C’est pas la peine, répliqua le porte-clefs. Il s’en ira pas !

— Ça c’est sûr ! ricana l’autre.

Ils s’éloignèrent et l’obscurité s’étendit.

— Il fait jour, dehors ? cria un homme dans un sanglot.

— Oui, murmura Olivier après un silence.

Il resta assis, persuadé que seule cette position lui permettrait de survivre. Ses chevilles étaient déjà douloureuses. Il avait soif. Il avait froid. Des cris et des glapissements de dément retentissaient par moment. Des prières aussi. Quelqu’un psalmodia une triste chanson rythmée par le bruit des chaînes. Combien de temps allait-il rester là ? Le commissaire avait parlé de plusieurs jours avant de revenir. Il songea qu’il ne résisterait pas si longtemps. Il allait mourir dans cette cave, oublié du monde.

Au bout d’un moment, épuisé et souffrant trop, il s’allongea sur la paille imprégnée d’excréments qui couvrait le sol, il grelottait mais au moins, dans cette position, ses chevilles lui faisaient moins mal. Il avait envie d’uriner. Il sentit un rat le frôler, le humer. Hurlant de terreur, il donna un coup à la bête qui s’attaquait à ses vêtements. Il resta ensuite un long moment sans bouger, l’esprit vide mais le corps aux aguets. Un peu calmé, il se mit à prier pour l’âme de son père et de Margotte, ainsi que pour la sienne. Beaucoup plus tard, alors qu’il sombrait dans l’inconscience tant il avait froid, la porte s’ouvrit et la lanterne d’un gardien éclaira le cachot. Comme il était resté dans le noir, il ignorait quelle heure il pouvait être. Venait-on le chercher ? Les gardiens s’avancèrent. Ils étaient trois. Ils passèrent devant lui en ignorant les supplications des prisonniers. Ils s’arrêtèrent plus loin et détachèrent un homme avant de le traîner de force vers la sortie.

Tous les prisonniers se mirent à hurler, glapir, supplier, réclamaient à boire, à manger, à aller aux latrines aussi. Ils insultaient Dieu, le roi, les gardiens… Certains invoquaient le démon pour qu’il leur vienne en aide.

— On va vous porter de l’eau et du pain ! cria un des porte-clefs, excédé. Ceux qui se taisent pas auront rien ! Vous irez aux latrines quand les autres gardiens seront là !

Les cris se calmèrent un peu.

Un des geôliers allait et venait, comme s’il cherchait quelqu’un. La lanterne éclaira brusquement son visage et Olivier reconnut le gardien qui l’avait amené quelques heures plus tôt. Il s’arrêta devant lui.

— Je dois aussi emmener celui-là, fit-il à son compagnon.

L’autre s’accroupit et chercha une clef dans l’anneau. Il en introduisit une dans le cadenas, l’ouvrit et leva la planche du carcan.

— Lève-toi ! ordonna-t-il.

Olivier ne sentait plus ses jambes et ses pieds, il se redressa et chancela aussitôt. Le gardien à côté de lui le rattrapa et le tint par la taille un instant.

— Avance, maintenant ! fit-il avec dureté.

Les jambes flageolantes, secoué par les sanglots et les frissons, Olivier parvint à marcher. L’autre porte-clefs les suivit. Allait-on lui administrer la question ? En chemin, il n’entendit que des pleurs et des lamentations de prisonniers souffrant de froid ou de faim. Il prit conscience qu’il avait faim, lui aussi.

Il pénétra dans une salle voûtée pourvue d’une unique fenêtre en hauteur. Il y avait un lit de bois avec une paillasse, un pot à eau, deux tabourets et un seau pour les commodités. L’âtre était froid, mais pour Olivier c’était le paradis après l’enfer.

— Le procureur viendra t’interroger dans la journée, grommela le gardien. Je vais te porter un pain qui te durera deux jours. J’allumerai le feu plus tard pour que M. le procureur n’ait pas froid.

Olivier utilisa le seau et s’allongea sur le lit où il parvint à s’endormir. Il se réveilla quand le porte-clefs entra avec une bûche et un fagot de brindilles. On avait posé un pain noir à côté de lui.

— Je vais allumer le feu. C’est pas pour toi mais pour M. le procureur.

Olivier se rapprocha de l’âtre, essayant de se réchauffer tout en rongeant le pain, dur comme de la pierre. Il grelottait. Il resta ainsi une couple d’heures jusqu’à ce que la porte s’ouvre à nouveau. Le porte-clefs entra le premier et remit une bûche dans la cheminée. Suivaient Louchart, encore plus bilieux que la veille, puis un homme voûté tenant une écritoire, et un dernier personnage en chasuble noire et bonnet.

— C’est lui qui a tué son père ? s’enquit celui-ci en associant sa question d’une grimace de dégoût.

— Oui, monsieur le procureur, répondit le commissaire Louchart.

— Jean, installez-vous là et notez tout ce qui se dira.

Il désigna l’un des tabourets et prit l’autre. Louchart s’assit sur le lit tandis qu’Olivier restait debout.

Le procureur avait une quarantaine d’années et paraissait aussi sinistre qu’une corneille. Il avait le nez crochu et un menton en galoche, une barbe clairsemée et des mains aux ongles noirs de crasse. Il sortit d’un portefeuille quelques feuillets et posa des lunettes en verre de Venise sur son nez.

— J’ai lu votre procès-verbal sur les constatations matérielles des trois crimes, monsieur Louchart, fit-il d’un ton égal. Jean, faites prêter serment à ce jeune homme.

L’homme à l’écritoire présenta une bible et un crucifix à Olivier.

— Êtes-vous bon chrétien, monsieur ?

— Oui, monsieur.

— Jurez sur les Saints Évangiles et sur la croix de notre seigneur que vous direz la complète vérité.

— Je le jure.

Le greffier revint à sa chaise, s’assit et sortit une feuille ainsi qu’une mine de plomb tandis que le procureur commençait à interroger Olivier. Il parut étonné de savoir qu’il préparait une thèse à la Sorbonne. Apparemment, Louchart n’en avait dit mot dans son procès-verbal. Puis ce furent des questions sur ses relations avec son père et sa gouvernante, et enfin sur son emploi du temps de la veille.

Olivier n’avait aucun témoin dont il se rappelait pour assurer qu’il était bien allé voir le recteur de la Sorbonne. Il avait attendu à son rendez-vous sans croiser de connaissance, puis il s’était rendu chez le père Boucher et avait tiré le cordon de sa porte mais personne n’était venu, répéta-t-il.

Brusquement, l’incident du Petit pont lui revint et il le relata.

Le procureur venait justement d’apprendre l’affaire dont il ne connaissait que quelques bribes. Les gardes du roi arrivés sur les lieux n’avaient pu interroger que des témoins indirects, les participants aux crimes s’étant tous enfuis. Il fut donc très intéressé par le récit détaillé d’Olivier et lui posa plusieurs questions auxquelles le jeune homme répondit avec précision.

Louchart parut contrarié par ce témoignage.

— Il est certain, fit le procureur, que s’il se confirmait que vous étiez au Petit pont à ce moment-là, vous ne pouviez pas être chez vous à massacrer votre famille. C’est un fait qui demande à être vérifié.

Un soupçon d’inquiétude traversa le visage de Louchart.

— Cela ne veut rien dire, monsieur le procureur, intervint-il, il peut très bien avoir tué son père et sa gouvernante, puis s’être rendu au Petit pont.

— C’est possible, en effet, reconnut le magistrat après quelques secondes de réflexion.

— J’ai, ce matin même, interrogé le père Boucher qui m’a déclaré ignorer que ce jeune homme devait venir le voir, poursuivit le commissaire Louchart. Il n’était d’ailleurs pas à Paris et n’est rentré chez lui que fort tard. Mon secrétaire vous fera parvenir mon mémoire.

— Mais, c’est impossible, monsieur ! s’insurgea Olivier. C’est Gilles qui m’avait donné l’heure et le lieu ! C’est le père Boucher, lui-même, qui les lui avait communiqués !

— Mais Gilles est mort, ricana Louchart, puisque vous l’avez tué !

— Je ne l’ai pas tué ! sanglota le jeune homme, en secouant la tête.

— Brisons là, fit sèchement le procureur. Comme le père Boucher ne peut mentir, soit ce jeune homme nous mystifie, soit ce Gilles n’avait pas compris la réponse du père. Avez-vous interrogé les voisins pour savoir si Olivier a été aperçu ? demanda-t-il à Louchart.

— Non, cela me paraissait inutile.

— Vous auriez dû ! J’instruis à charge et à décharge et je dois avant tout faire apparaître la vérité. Je vais donc envoyer un substitut le faire, et me renseigner un peu plus sur ce crime du Petit pont.

— Je me souviens avoir parlé à un huissier du Palais en robe noire, monsieur le procureur, intervint Olivier. On doit pouvoir le retrouver. Il y avait aussi le voisin du libraire assassiné. Ces gens pourront témoigner pour moi.

— Vous avez l’imagination trop fertile, mon garçon, fit Louchart en haussant les épaules. Je propose qu’il soit jugé à l’audience de vendredi. Dans l’immédiat, il suffit de lui appliquer la question préalable pour connaître la vérité !

— Nous le ferons certainement, monsieur Louchart, mais je veux d’abord disposer de toute l’information nécessaire. Jusqu’à plus ample informé, ce jeune homme restera en cellule, sans visite possible.

Louchart s’inclina. Les procureurs, magistrats en robe longue, avaient le pas sur lui.

Contrairement à ce qu’il craignait, Olivier ne fut pas transféré dans son précédent cachot. Bien après le départ des magistrats, le geôlier revint avec un sac de toile.

— Quelqu’un est venu vous voir, fit-il d’une voix rugueuse. Comme M. le procureur a interdit les visites, il a dû repartir. Mais il a laissé ça pour vous et m’a promis un franc[33] par jour pour votre chauffage et pour que vous restiez seul dans cette cellule.

C’était sans doute Jacques Le Bègue, se dit Olivier qui reprenait espoir. Lui au moins ne croyait pas à sa culpabilité. Le sac contenait un pain, un demi-jambon, son manteau et une couverture, ainsi qu’un petit flacon de vin.

Un peu plus tard, le geôlier revint mettre une bûche dans la cheminée.

Les jours s’écoulèrent, ponctués seulement par la remise de deux bûches et d’un pain, et par le transport de son seau de déjections jusqu’aux latrines de la cour.

Les rapines du Duc de Guise
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